Histoire & Patrimoine pénitentiaire

Le silence

Enap / CRHCP. Parcours virtuel Objets de violence. Le silence
 
Introduite en 1839 dans les maisons centrales, la règle du silence s’inspire des expériences américaines qui en font une condition nécessaire à l’amendement du condamné. Visant à supprimer toute « contagion » du crime, elle est la contrainte la plus redoutée comme la plus enfreinte par les détenus. Dénoncée comme une souffrance imposée aux condamnés, elle est supprimée par les réformes de 1971-1972.

Dans la première moitié du 19e siècle, les débats autour de la question pénitentiaire se nourrissent des expériences américaines contemporaines. Les deux grands modèles que viennent étudier les théoriciens du monde entier sont :

  • le modèle pennsylvanien, qui isole les détenus jour et nuit en cellule,
  • le modèle d’Auburn, qui isole les détenus la nuit mais les fait travailler la journée dans des ateliers collectifs.

Ces deux systèmes imposent pareillement un silence absolu aux condamnés.

Le silence, associé à la solitude, est présenté comme le gage de la moralisation du condamné. On considère en effet que le langage et la communication entre détenus sont vecteurs de corruption morale et favorisent la récidive.

D’autres préoccupations viennent justifier le silence imposé aux détenus :

  • il s’agit de renforcer le caractère afflictif de la peine et de la captivité ;
  • on considère que la vie du détenu doit être grave, exempte de toute distraction hormis le travail ;
  • le silence doit disposer le détenu à réfléchir, à écouter sa conscience pour l’amener au repentir ;
  • c’est évidemment aussi un outil disciplinaire : on veut éviter que les conversations ne dégénèrent en tumulte.
Maison d'arrêt de Montpellier : repas des détenus dans le couloir, 1930 - Photographie d’Henri Manuel (Coll. Enap-Crhcp)
« Article 1er. Le silence est prescrit aux condamnés. En conséquence, il leur est défendu de s’entretenir entre eux, même à voix basse ou par signes, dans quelque partie que ce soit de la maison. »

(Arrêté du 10 mai 1839 sur la discipline nouvelle à introduire dans les maisons centrales)

Maison centrale de Loos : messe dans la chapelle, 1930 - Photographie d’Henri Manuel (Coll. Enap-Crhcp)

Imposée en 1839 dans les maisons centrales et adaptée en 1841 pour les prisons départementales, cette règle du silence, la plus durement ressentie par les détenus, est aussi la plus difficile à faire appliquer. Chaque année, les statistiques pénitentiaires montrent que les infractions au silence sont, de très loin, les plus nombreuses.

Et, de fait, des voix s’élèvent très tôt pour dénoncer son caractère contre-nature et contre-productif :

  • contre-productif car le respect de cette règle impose un bras de fer permanent entre personnel pénitentiaire et détenus, là où les objectifs d’amendement puis de réinsertion appellent un climat de confiance ;
  • contraire à la nature de l’homme, car toute la tradition philosophique occidentale présente l’homme comme un être de langage, qui se construit dans la communication avec l’autre. Le priver de cette parole, c’est affecter l’ensemble de ses capacités rationnelles et relationnelles.

Comment le condamné pourra-t-il reprendre une activité sociale normale s’il en a été privé pendant le temps de sa peine ? C’est ce dernier argument qui va précipiter la suppression de la règle du silence en détention, dès la première grande vague de libéralisation des conditions de vie en détention, en 1971-1972.

Maison d'arrêt de Toulouse : détenues au travail, 1929 - Photographie d’Henri Manuel (Coll. Enap-Crhcp)
Maison d'arrêt de Toulouse : détenues au travail, 1929 - Photographie d’Henri Manuel (Coll. Enap-Crhcp)
Maison centrale de Melun : réfectoire, vers 1930 - Photographie d’Henri Manuel (Coll. Enap-Crhcp)
Maison centrale de Melun : réfectoire, vers 1930 - Photographie d’Henri Manuel (Coll. Enap-Crhcp)
Prison Sainte-Marguerite de Strasbourg : détenues cousant en salle commune, 1930 - Photographie d’Henri Manuel (Coll. Enap-Crhcp)
Prison Sainte-Marguerite de Strasbourg : détenues cousant en salle commune, 1930 - Photographie d’Henri Manuel (Coll. Enap-Crhcp)
La Maison centrale de Nîmes : ses organes, ses fonctions, sa vie / par le Dr Charles PERRIER. - Paris : G. Masson, 1896 - Ce tableau dénombre les infractions sanctionnées à la maison centrale de de Nîmes entre 1885 et 1894. On constate que, chaque année, les infractions au silence sont les plus nombreuses. Cela traduit l’extrême difficulté à faire appliquer cette règle et la résistance des détenus à cette injonction.
La Maison centrale de Nîmes : ses organes, ses fonctions, sa vie / par le Dr Charles PERRIER. - Paris : G. Masson, 1896 - Ce tableau dénombre les infractions sanctionnées à la maison centrale de de Nîmes entre 1885 et 1894. On constate que, chaque année, les infractions au silence sont les plus nombreuses. Cela traduit l’extrême difficulté à faire appliquer cette règle et la résistance des détenus à cette injonction.
Panneau « Le silence absolu est de rigueur », affiché dans les maisons centrales, Réplique réalisée par Laëtitia Eleaume, infographiste (2022), Collection Enap-Crhcp
Panneau « Le silence absolu est de rigueur », affiché dans les maisons centrales, Réplique réalisée par Laëtitia Eleaume, infographiste (2022), Collection Enap-Crhcp

 

Pour aller plus loin

 

 

Le silence en prison : réflexions d’un condamné / par A. E. Cerfberr. - Paris : Impr. Administrative de P. Dupont, 1847

Auguste-Edouard Cerfberr, inspecteur général des prisons et directeur de la maison centrale de Melun, publie en 1847 ce court roman où il prête sa voix à un détenu soumis à la règle du silence. L’ouvrage entend défendre et légitimer cette « heureuse innovation ». Après la révolte initiale suscitée par cette contrainte, le condamné, soutenu par l’aumônier, se range finalement à la « sagesse » de cette règle :

« La captivité doit être une épreuve et non une école de perversité. Le moyen de nous empêcher de nous corrompre est donc de nous isoler les uns des autres, et puisque nous sommes confondus dans les mêmes ateliers, les mêmes dortoirs, il faut bien nous prescrire le silence pour arriver à ce but suprême. » (p. 41)

« Le silence, en nous isolant les uns les autres, nous protège contre nos propres désordres. Le condamné qui veut se convertir et se purifier ne trouve plus d’obstacle à son repentir et à ses efforts. » (p. 137)

 

 

 

La fille Elisa / par Edmond de GONCOURT ; illustré par Georges Jeanniot. - Paris : E. Testard, 1895

Dans ce roman publié en 1877, Elisa, prostituée condamnée pour le meurtre de son amant, est incarcérée en maison centrale. Edmond de Goncourt, qui avait visité la maison centrale pour femmes de Clermont-sur-Oise 15 ans auparavant, y dénonce l’inhumanité du système carcéral, et notamment, la violence de la règle du silence imposée aux détenues. En témoigne les mots de l’auteur dans la préface : 

« Ici, je ne me cache pas d’avoir, au moyen du plaidoyer permis du roman, tenté de toucher, de remuer, de donner à réfléchir. Oui ! cette pénalité du silence continu, ce perfectionnement pénitentiaire, auquel l’Europe n’a pas osé cependant emprunter ses coups de fouet sur les épaules nues de la femme, cette torture sèche, ce châtiment hypocrite allant au-delà de la peine édictée par les magistrats et tuant pour toujours la raison de la femme, […] ce système Auburn, j’ai travaillé à le combattre avec un peu de l’encre indignée qui, au dix-huitième siècle, a fait rayer la torture de notre ancien droit criminel. Et mon ambition, je l’avoue, serait que mon livre donnât la curiosité de lire les travaux sur la folie pénitentiaire, amenât à rechercher le chiffre des imbéciles qui existent aujourd’hui dans les prisons de Clermont, de Montpellier, de Cadillac, de Doullens, de Rennes, d'Auberive, fît, en  dernier ressort, examiner et juger la belle illusion de l’amendement moral par le silence, que mon livre enfin eût l’art de parler au coeur et à l’émotion de nos législateurs. » (p. V-VII)

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La Maison centrale de Nîmes : ses organes, ses fonctions, sa vie / par le Dr Charles PERRIER. - Paris : G. Masson, 1896

Témoin et observateur de la vie en prison à la fin du 19e siècle, le docteur Charles Perrier (1862-1938) livre dans ses nombreux écrits une étude détaillée sur les détenus de la Maison centrale de Nîmes où il exerce entre 1888 et 1911.

« Le silence est toujours une règle absolue dans la prison ; il dispose, dit-on, les condamnés à la méditation, à la réflexion ; il les invite à écouter la voix de leur conscience, à sentir le remords. Mais pour qui sait combien les nouvelles, grandes ou petites, se propagent vite à l’intérieur de la prison, cette prescription est totalement illusoire. Le silence imposé pour prévenir la contagion est une « fiction substituée à la réalité », a dit d’Ortel, car il n’y a « pas de menaces, de craintes, de mesures de surveillance qui puissent empêcher des hommes journellement enfermés ensemble, travaillant côte à côte, au même ouvrage, de se communiquer, de s’entendre, d’échanger un mot à voix basse, un signe, un geste, un regard ». En outre, par l’entrave qu’elle apporte dans l’exercice de la parole, cette obligation nuit au libre jeu de l’acte respiratoire ; elle contribue à rendre le détenu de moins en moins sociable, fourbe et méfiant. » (p. 59-60)

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Voir le parcours virtuel sur Charles Perrier

 

 
Etudes sur la réforme et les systèmes pénitentiaires considérés au point de vue moral , social et médical / par le Dr J. Ch. HERPIN (de Metz). - Paris : Guillaumin : J.-B. Baillière et fils, 1868

L’auteur évoque la règle du silence absolu imposé par le système d’Auburn (p. 51-60). Il en dénonce les conséquences néfastes sur le moral et la santé des personnes détenues et pointe la discipline violente appliquée pour assurer le respect de cette règle (usage du fouet).

« La base du système d’Auburn est le silence, suite nécessaire et obligée de la communauté de travail. Il ne faut pas, en effet, que de longs entretiens, en dehors des besoins du travail commun, puissent permettre entre les condamnés, des conversations particulières qui amèneraient la contagion du vice, l’enseignement mutuel de l’art du crime et l’abandon des préoccupations salutaires du travail. Mais l’obligation de garder continuellement le silence, à laquelle on astreint les prisonniers, leur est pénible ; elle les irrite, les exaspère, les porte, pour s’en affranchir à user de tous les expédients, que la ruse, la fourberie et une profonde dissimulation peuvent leur suggérer. […] Un autre inconvénient en outre, que l’observateur et l’expérience ont fait connaître, c’est que, le silence dispose à la tristesse, à la mélancolie, aux affections dépressives ; et que, toutes choses égales d’ailleurs, les maladies sont plus nombreuses dans les établissements où l’on suit la règle du silence absolu, que dans les autres. » (p. 51).

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Sources :

  • CANNAT Pierre, « La règle du silence dans les établissements pénitentiaires où est appliqué le régime auburnien », in Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1946, p. 327-329.
  • ARDOUREL CROISY Marion, « Parler en prison au XIXe siècle : la parole enfermée, un enjeu de pouvoir », in SARGA Moussa (dir.), Le XIXe siècle et ses langues, Actes du Ve Congrès de la Société des Études Romantiques et Dix-neuviémistes, publication mise en ligne en novembre 2013, http://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/wa_files/Langues-Ardourel.pdf
  • LE PENNEC, Anna, « Sous un sour silence » : « Une histoire sonore de l’enfermement au féminin dans les maisons centrales du Sud de la France, XIXe-début XXe siècles », in Socio-anthropologie, 2020, n° 41, p. 89-102.