Mettray, Aniane, Belle-Ile-en-Mer … Ces noms évoquent une période particulièrement sombre de l’histoire pénitentiaire. Au sein de ces colonies, enfants et adolescents ont été soumis, pendant un siècle, à un traitement souvent violent, mêlant travail harassant, sévices et privations. Ces « bagnes pour enfants », très critiqués mais jamais vraiment réformés, disparaissent en 1945, date qui marque un changement complet de paradigme pour la prise en charge de la délinquance juvénile.
La question de la prise en charge de l’« enfance coupable » traverse l’histoire pénitentiaire. À partir des années 1840, la solution privilégiée consiste à placer les enfants, à partir de 7 ans, dans des colonies pénitentiaires agricoles. Dans ces établissements sans barreaux, loin de l’influence corruptrice des villes, les enfants sont mis au travail et reçoivent une éducation morale, religieuse et professionnelle qui doit leur permettre de réintégrer la société, transformés. Mais les discours philanthropiques et les bonnes intentions réelles de certains peinent à cacher une réalité souvent sordide : ces colonies, fondées par des entrepreneurs privés, gros propriétaires terriens, constituent des réservoirs de main d’oeuvre à bon marché. L’instruction passe vite au second plan, et les autorités, complaisantes, ferment les yeux sur les abus et les maltraitances qui s’y commettent.
« C’est la forme disciplinaire à l’état le plus intense, le modèle où se concentrent toutes les technologies coercitives du comportement.
Il y a là « du cloître, de la prison, du collège, du régiment ».
Michel Foucault évoquant la colonie pénitentiaire de Mettray dans Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 (p. 300)
La loi du 5 août 1850 sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus consacre et encourage le développement de ce mode de prise en charge. L’État s’engage à son tour en créant les premières colonies publiques. Malheureusement, cela n’améliore pas le sort des enfants, soumis à des conditions de vie terribles : travail harassant, insalubrité, privations, discipline quasi militaire, personnel brutal, violence entre colons ... Malgré le règlement général de 1869 interdisant les châtiments corporels et trois circulaires successives en 1898 visant à mettre fin à ces sévices, les abus persistent et finissent par attirer les critiques de la presse et de l’opinion. Un décret du 27 décembre 1927 requalifie ces colonies en maisons d’éducation surveillée (MES). Mais, dans les faits, rien ne change : le personnel et les méthodes restent les mêmes. La décennie qui suit signe une période noire au sein de ces « bagnes pour enfants » : tentatives d’évasion et rébellions se multiplient, toutes réprimées avec une extrême violence.
En 1942, le Gouvernement de Vichy supprime les MES et les transforme en institutions publiques d’éducation surveillée (IPES) : on y introduit des méthodes nouvelles en créant des fonctions de moniteurs éducateurs.
L’ordonnance du 2 février 1945 opère une rupture définitive avec le modèle ancien : l’éducation devient la règle, l’incarcération, l’exception. La prise en charge des mineurs est soustraite à l’administration pénitentiaire et confiée à une nouvelle direction, l’Education surveillée, qui recrute un personnel formé à sa mission auprès des jeunes.
Colonie de Mettray : vue générale de la colonie - Extrait de : Colonie agricole et pénitentiaire de Mettray, illustré par A. THIERRY [1844]
Maison d’éducation surveillée de Saint-Hilaire : pupilles cassant des cailloux, vers 1930 – Photographie d’Henri Manuel (Collection Michel Basdevant)
Maison d’éducation surveillée d’Eysses : pupille regardant à travers les barreaux, vers 1930 - Photographie d’Henri Manuel (Collection Michel Basdevant). La MES d’Eysses a un statut particulier : elle est « quartier correctionnel », c’est-à-dire qu’elle accueille les pupilles d’autres colonies considérés comme difficiles. Les adolescents (16-21 ans) y subissent une discipline particulièrement sévère et les traitements les plus rudes. Dans l’argot des colons, « aller défiler à Eysses » est la pire des perspe
Pour aller plus loin
La maison paternelle de Mettray
En 1908 et 1909, le journal satirique L’Assiette en beurre consacre deux numéros à l’enfance coupable et à sa prise en charge. Les auteurs et dessinateurs du journal y dénoncent avec un humour féroce le traitement pénal et pénitentiaire infligé aux mineurs, notamment au sein de la Maison paternelle de Mettray. Ouverte en 1855, cette institution, distincte de la colonie pénitentiaire, recevait les enfants insoumis des familles aisées (correction paternelle).
La Chasse à l’enfant, de Jacques Prévert (1936 ; publié dans le recueil « Paroles » en 1946)
Ce poème de Jacques Prévert évoque la mutinerie qui eut lieu en août 1934 à la maison d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer : à la suite d’une punition infligée à l’un des leurs, 56 pupilles s’évadèrent de l’établissement. Habitants et touristes, attirés par la récompense promise pour chaque enfant ramené à l’administration pénitentiaire, pourchassèrent les enfants : tous furent ramenés dans l’établissement.
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu'est-ce que c'est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voyou ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Il avait dit "J'en ai assez de la maison de redressement"
Et les gardiens, à coup de clefs, lui avaient brisé les dents
Et puis, ils l'avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant, il s'est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes
Extrait deLa Chasse à l’enfant, de Jacques Prévert (1936 ; publié dans le recueil Paroles en 1946)
Louis ROUBAUD, Les enfants de Caïn, Paris, Grasset, 1925
En 1924, le journaliste Louis Roubaud, après avoir visité Eysses, Belle-Ile et Doullens, déclenche une campagne de presse dans le Quotidien de Paris, pour dénoncer les sévices et abus dont sont victimes les jeunes détenu(e)s dans ces « bagnes d’enfants ». Ses articles sont publiés en volume en 1925 sous le titre Les enfants de Caïn.
Il est à noter que Louis Roubaud connaît bien le sujet : il fut lui-même pupille de la « maison paternelle » de Mettray.
Ce numéro du Lien, fruit de la collaboration entre les Archives départementales de Lot-et-Garonne et l’Enap, évoque les heures sombres des établissements pénitentiaires pour mineurs d’avant-guerre, à travers l’exemple de la maison d'éducation surveillée d’Eysses. Le dossier revient notamment sur « l’affaire Abel », en mars 1937, qui va remettre en cause tout un système de pénalités appliquées aux mineurs délinquants et précipiter la fermeture d’« Eysses la maudite ».
Le lien, n°6, avril 2016 - Dossier réalisé par Jean-Michel Armand (CRHCP – Enap), avec la participation d’Isabelle Brunet et de Pascal De Toffoli (Archives départementales de Lot-et-Garonne)
Parcours thématique du CRHCP : Les écoles de préservation
Si la loi « Corne » de 1850 instituait des colonies pénitentiaires publiques pour les garçons et des maisons pénitentiaires pour les filles, ces dernières furent très peu nombreuses puisque les « mauvaises filles » étaient majoritairement prises en charge par des œuvres religieuses telle que celle du Bon Pasteur.
L’administration pénitentiaire n’ouvrit que trois établissement pour filles : Doullens, Clermont de l’Oise et Cadillac.
PIERRE Eric, « Les colonies pénitentiaires pour jeunes détenus : des établissements irréformables (1850-1914) », in Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 2003, n°5, p. 43-60.
ARMAND Jean-Michel, BRUNET Isabelle, DE TOFFOLI Pascal, « Eysses la maudite », in Le Lien, 2016, n°6
YVOREL Jean-Jacques, Brève histoire de l'hébergement des mineurs de justice, in Les Cahiers Dynamiques 2006, n° 37, p. 24-27
Portail "Enfants en justice XIXe-XXe siècles" : le Portail « Enfants en Justice XIXe-XXe siècles » vise à promouvoir l’histoire de la Justice des mineurs en mettant à disposition de tous des outils documentaires et des corpus thématiques raisonnés. Cette présentation s’appuie sur des ressources variées et référencées : images, archives écrites, coupures de presse, films, vidéos, dessins, objets…