Histoire & Patrimoine pénitentiaire

Emprisonnement individuel – débats 1840-1945

l'encellulement individuel

La question de l’emprisonnement individuel et de son application

7 mois après la promulgation de la loi (24 novembre 2009) et en écho avec l’article de Christian Carlier sur « Le cellulaire » dans la revue « Histoire pénitentiaire » (volume 8, octobre 2009), ce 10e parcours thématique proposé par le Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines retrace les débats et présente les différents points de vue des spécialistes autour de la question de l’emprisonnement individuel et de son application, depuis son introduction en France dans les années 1830-1840 jusqu’à la réforme pénitentiaire de Paul Amor (1945).

A travers une sélection de textes ou d’extraits de texte, de photographies et de plans d’établissements, présentés chronologiquement, tous issus des collections numérisées du CRHCP, le lecteur peut suivre l’émergence, l’affirmation et les difficultés d’application d’un principe sans cesse défendu jusqu’à nos jours, depuis la loi qui l’a consacré en 1875.

L’emprisonnement cellulaire au 19e siècle : les premiers débats

Un nouveau système qui fait l’unanimité

Observé aux Etats-Unis par Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont en 1831-1832, le modèle de la prison cellulaire fait son apparition en France dans le cadre de la construction de nouvelles prisons pour jeunes détenus (circulaire du 2 octobre 1836),. Il est ensuite expérimenté en 1839 pour séparer les jeunes détenus des adultes, avant d’être appliqué dans les établissements nouvellement construits de La Roquette et de Mazas (1841). Appuyé par l’ensemble des institutions pour qui la promiscuité en prison est corruptrice, le principe de l’emprisonnement cellulaire est présenté en 1840 dans un 1er projet de loi sur la réforme des prisons et voté à la très grande majorité par l’Assemblée nationale, le 19 mai 1844.

Le nouveau système fait l’unanimité. Il est l’image du progrès, la base d’un nouveau régime des prisons, indissociable des réformes pénitentiaires à l’œuvre dans tous les pays éclairés d’Europe et des Etats-Unis, où les idées philanthropiques placent l’emprisonnement cellulaire des condamnés au centre du système pénal et le considèrent comme une des garanties de l’ordre public si l’amendement du détenu, c'est-à-dire son changement moral, est bien réalisé. Si tous les spécialistes sont conscients de l’efficience du système cellulaire et approuvent son concept pour amender le coupable et le préserver de la contagion criminelle, les débats vont se cristalliser dans les années suivantes sur les conditions de sa mise en œuvre et de son application :

Sur le plan moral et médical, des médecins et religieux s’élèvent contre le régime d’isolement en cellule jugé trop sévère, trop dur (la transportation est jugée plus humaine), voire anti-catholique, pouvant mener, s’il est permanent et appliqué partout, au désespoir et au suicide du détenu. Arguments que les défenseurs du système tempèrent en spécifiant que l’isolement ne doit être appliqué que pour les condamnés entre eux et qu’il ne peut être complet et absolu. La religion, l’instruction et le travail sont les conditions de l’application du régime cellulaire qu’ils accordent de plein droit, pendant toute la durée de sa peine, à tout détenu qui en ferait la demande.

Sur le plan juridique, comment l’introduire dans le code pénal et notamment dans un système des peines fondé alors sur la gradation des peines (réclusion, emprisonnement, travaux forcés) ? Sur le plan économique enfin, car on a cru, sous le Second empire en particulier (1852-1870), que la transportation dans les bagnes coloniaux (à partir de 1853) serait moins coûteuse. La Révolution de 1848 et le Second Empire emporteront le projet mais le système continue de se développer en Europe où l’isolement est présenté, dans les congrès pénitentiaires internationaux, comme la base fondamentale d’un système pénitentiaire efficace et moderne.

 

La loi de 1875

La détention collective est l’école du vice

Après la chute du Second empire (1870), tous les spécialistes s'accordent pour réaffirmer que la détention collective est l’école du vice, du crime et de la récidive. Il faut donc réduire la promiscuité dans les prisons de courtes peines pour limiter les risques de récidive et la contagion morale avec comme remède, l’isolement et la séparation des prisonniers, base fondamentale du futur système pénitentiaire. En revanche, si la cellule est efficace pour le repentir et le remord, jamais le coupable ne doit sombrer dans le désespoir pouvant mener au suicide ou à la folie. La religion et l’instruction (lecture et prière) ainsi que le travail doivent l’en préserver. Il ne peut donc y avoir de séquestration complète et les visites quotidiennes du directeur, de l’aumônier, des surveillants, de l'instituteur, de parents et même de membres des patronages sont recommandées.

Une commission de parlementaires et de spécialistes

En 1872, à l’initiative du vicomte d’Haussonville, député, l’étude d’une réforme pénitentiaire renaît exactement dans les mêmes termes que 30 ans auparavant. Une commission composée de parlementaires et de spécialistes est constituée et réalise une grande enquête nationale publiée au Journal officiel en 1873 et 1875. Dans l’esprit des défenseurs de la réforme, la loi qui débouchera sur le principe de l’emprisonnement individuel doit être une œuvre législative majeure.

Les travaux de la commission débouchent sur la loi du 5 juin 1875 sur le régime des prisons départementales (peines inférieures à 1 an et 1 jour). Dans l’article 1, le principe de l’emprisonnement individuel pour tout détenu (base fondamentale du système c'est-à-dire la séparation de jour et de nuit des inculpés, prévenus et accusés) est affirmé. Dans l’article 2, l’emprisonnement en cellule individuelle pour tous les condamnés à 1 an et 1 jour et au-dessous devient également la règle. Pour les peines supérieures à 1 an, l’emprisonnement individuel devient facultatif mais s’il est choisi par le détenu, il donne droit à une réduction d’un quart de la durée de la peine subie (art. 4). La loi impose également l’adoption du régime cellulaire à toute reconstruction ou appropriation par l’Etat de prisons départementales (art. 6).

Curieusement, si la loi prévoit bien l’encellulement préventif (pour les prévenus afin de les soustraire au contact des criminels) comme l’encellulement expiatoire (c’est la règle pour tous), l’amendement du détenu (la modification de la mentalité d’un être souvent perverti et multi-récidiviste, pour qu’il se conduise en homme honnête) reste secondaire alors que, tout au long du 19e siècle, le but recherché de la peine est son caractère réformateur et régénérateur.

La mise en œuvre du système cellulaire après 1875 et jusqu’en 1914

Un système plus efficace

A la fin du 19e siècle, le système de l’emprisonnement individuel affirmé par la loi de 1875, est reconnu comme le plus efficace. Ce système est appliqué presque partout en Europe, mais en France, le manque de crédits et de volonté ralentit la réforme.

En 1877 et 1879, un programme et des instructions (dispositions générales et particulières de l’inspecteur général Normand de 1875 et le rapport Joret-Desclosières de 1879) sont de nouveau adressés aux départements pour hâter la mise en oeuvre de la loi, mais sans réel effet. Une nouvelle loi est votée le 4 février 1893 : elle menace les conseils généraux de rétrocession à l’Etat ou de déclassement d’office des prisons départementales non conformes.

Les débats tournent essentiellement autour du financement. Pour les départements propriétaires, les dépenses sont considérables et la subvention de l’Etat, insuffisante. Par ailleurs, on trouve illogique l’obligation des départements d’entretenir voire de reconstruire des bâtiments affectés à un service public d’Etat. L’Etat hésite donc à appliquer la procédure de déclassement.

Le mouvement des constructions de prisons cellulaires issu de la loi de 1875 va se poursuivre et atteindre son apogée dans la période 1894-1910 dont le symbole est la prison de Fresnes construite entre 1895 et 1898.

Les difficultés

Rapport sur la transformation et la reconstruction des prisons départementales (application de la loi du 5 juin 1885) par Gabriel JORET-DESCLOZIERES, 1879

Session du Conseil supérieur des prisons du 19 janvier 1880 (bilan sur l‘application du régime de l'emprisonnement individuel depuis la loi de 1875)

Session du Conseil supérieur des prisons du 12 février 1883 (bilan par HERBETTE de l‘application du régime de l'emprisonnement individuel dans les prisons

Note du 1er février 1884 sur le fonctionnement du régime de l’emprisonnement individuel dans les prisons en 1883 - première partie

Note du 1er février 1884 sur le fonctionnement du régime de l’emprisonnement individuel dans les prisons en 1883-deuxième partie

Débats du 13 mars 1883 au sein de la Société générale des prisons autour du bilan de l’application du régime de l'emprisonnement individuel

Le système pénitentiaire : emprisonnement individuel (extrait du dictionnaire encyclopédique des sciences médicales 1886)

L’emprisonnement cellulaire à l’Académie de médecin (1887)

Congrès de La Sorbonne (séance du 2 juin 1887) : rechercher l’origine et retracer le développement de l'emprisonnement individuel en France. Etat actuel de la question.

La réforme pénale et pénitentiaire par A. LABROQUERE, avocat général à la cour de Bordeaux (1888)

Rapport au ministre de l’intérieur sur l’application et les effets du régime cellulaire à Mazas par le docteur de Beauvais, médecin chef (1890)

Du système d’isolement au régime en commun pour les jeunes détenus par A. RIVIERE (1892)

Note sur l’exécution de la peine des travaux forcés par RAUX (extrait des AAC 1896)

Rapport de la DAP sur l’application du régime de l’emprisonnement individuel en France (1900)

L’état actuel des prisons départementales par L.DUFAU-LAGAROSSE (1907)

Bilan de la DAP sur les maisons d’arrêt, de justice et de correction où fonctionne le régime de l’isolement (1914)

1918 - 1945 : Un système plébiscité mais inapplicable

Au lendemain d’une réorganisation pénitentiaire

Stoppé par la première guerre mondiale, le mouvement des constructions de prisons cellulaires reprend très lentement entre 1919 et 1938 : en 19 ans, seules 7 prisons voient le jour (contre 43 entre 1895 et août 1914). En 1927, au lendemain d’une réorganisation pénitentiaire, on recensera 70 prisons départementales cellulaires (plus le Dépôt à Paris) sur 160 maisons d’arrêt et en 1929, la France compte 8 615 cellules dans ses différents établissements.

Cependant, dans l’Entre deux guerres (1918-1939), le régime cellulaire continue d’être considéré comme le meilleur remède contre les dangers de la contagion physique ou morale car il évite les inconvénients et les dangers de la promiscuité. Pour l’administration pénitentiaire, la discipline y est de surcroît plus sûre et facile, l’hygiène et la propreté corporelles plus facilement obtenues. Des entorses à la loi de 1875 ont cependant été faites : un établissement est désormais classé cellulaire s’il possède des préaux aménagés pour des promenades individuelles et la remise automatique du quart de la peine des condamnés (sauf par voie gracieuse) qui ont accompli leur peine en cellule est suspendue.

Cellules individuelles dans l'Entre-deux-guerres


Le système fait aussi l’objet d’attaques en France comme à l’étranger où s’amorce la question de la réadaptation du détenu en vue de sa libération, que l’isolement en prison, trop sévère, ne favorise pas. Avec les progrès de l’individualisation de la peine, l’emprisonnement se veut aussi de moins en moins expiatoire mais une simple sanction visant avant tout l’amendement et le reclassement social du condamné.

A la veille du conflit de 1939-1945, au rythme des constructions de 1900-1910 (période faste), il aurait fallu 60 ans pour remplacer les vieilles prisons. Dans le rapport de l’Inspection générale des services administratifs de 1937, les inspecteurs dénoncent la grande misère des prisons départementales en soulignant que ce n’est pas nouveau.

A la Libération, la réforme Amor instaure le régime sélectif et progressif où la question de l’isolement cellulaire pour toutes les peines préventives et celles jusqu’à 1 an (points 5, 6 et 8 sur le régime progressif) est réaffirmé dans un souci essentiel de réhabilitation du condamné au moment de sa libération.

L’application se fait encore attendre. En 1949-1950, le rapport de l’inspection générale de l’administration affirme que l’Administration pénitentiaire est « le prolongement d’une justice répressive, intimidante, vengeresse » et la prison, « l’école de la récidive » et « la fabrique d’êtres déchus moralement et physiquement ».

Le principe de l’emprisonnement individuel est en débats chroniques depuis 2 siècles dans le monde occidental car il touche l’avenir des sociétés.

En France, les considérations économiques liées à la situation budgétaire et financière de l’Etat ou des collectivités territoriales ont très souvent freiné les programmes de construction ou de transformation des établissements.

D’autres raisons ont également gêné l’affirmation de ce principe : bâtiments inadaptés ou délabrés, surpopulation ou sous population carcérales, manque de crédits, autres mesures contre la récidive jugées plus efficaces (relégation par exemple), évolution du sens de la peine, danger pour la santé morale du détenu, état de l’opinion publique…etc.

 

Néanmoins, l’emprisonnement individuel devenu cellulaire, lorsqu’il a été appliqué dans les établissements, a indéniablement amélioré les conditions de détention et est devenu l’un des principes fondamentaux des droits des détenus réaffirmé dans les règles pénitentiaires européennes, le code de procédure pénale et la loi pénitentiaire de 2009. Appliqué imparfaitement, son efficacité pour lutter contre la récidive reste cependant toujours à démontrer.